Parents & enfants / Société

Pourquoi certains enfants deviennent des harceleurs

Si les victimes de harcèlement scolaire sont mises en avant dans les campagnes de prévention, rien ne changera tant qu'on n'aura pas admis que tout adolescent est un harceleur en puissance.

<em>«Fréquent à l'adolescence, ce comportement consiste à repousser tout individu dont l'apparence ou le comportement ne sont pas dans la norme.»</em> | geralt <a href="https://pixabay.com/fr/illustrations/harc%C3%A8lement-accuser-souligner-6932049/">via Pixabay</a>
«Fréquent à l'adolescence, ce comportement consiste à repousser tout individu dont l'apparence ou le comportement ne sont pas dans la norme.» | geralt via Pixabay

Temps de lecture: 10 minutes

Marie, Nicolas, Lucas. Ces prénoms qui ont tourné en boucle sur les chaînes d'info et les réseaux sociaux sont ceux d'adolescents qui se sont tués, poussés à bout par le harcèlement scolaire qu'ils subissaient.

Ce qu'on appelait autrefois «brimades» ou «taquineries un peu brutales», cette loi de la cour de récré qui a toujours été en vigueur depuis que les cours de récré existent, est en train de devenir un vrai sujet de société grâce à la médiatisation de ces suicides. Le harcèlement scolaire a évolué avec la société et épouse les contours de la modernité; aujourd'hui, si les insultes, les menaces et les coups ont toujours cours, s'y ajoutent le cyberharcèlement et les persécutions sur les réseaux sociaux.

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Il convient de définir cette notion de harcèlement scolaire: comme l'explique Emma B*., principale adjointe dans un collège du nord de Paris, il s'agit de persécution, par une ou plusieurs personnes, par périodes répétées. Quand un élève en insulte un autre une fois, «c'est un incident qui n'est pas du harcèlement; c'est vraiment la répétition qui crée le harcèlement», expose-t-elle. Le harcèlement révèle une dynamique d'acharnement sur le long terme. Avec, parfois, des conséquences fatales.

Toutes les générations y sont passées, et vous-même, qui êtes en train de lire cet article, avez-vous peut-être subi ces mauvais traitements. Vous en avez peut-être aussi infligé.

Des comportements communs aux humains et aux animaux

L'école est un creuset des comportements des animaux humains en devenir. C'est un lieu de grande mixité –pas forcément socioculturelle, mais psychologique. Et en dehors des cours, les élèves, souvent livrés à eux-mêmes (les assistants d'éducation, ex-surveillants, ne sont pas toujours assez nombreux), font l'expérience de leur pouvoir, cherchent à établir leur statut. Certains se transforment en harceleurs, d'autres se découvrent un statut de victime, beaucoup traversent cette période avec une relative indifférence et échappent aux sales coups.

Contrairement aux rousseauistes convaincus (je parle de Jean-Jacques) pour qui les humains sont tous de petits anges à la naissance, corrompus par la suite par la société et la culture, il semblerait au contraire que la vie en société (et en famille) ait une mission civilisatrice et contribue à faire des animaux quasi sauvages que nous sommes à la naissance des êtres aptes à se comporter correctement en société et à prendre en considération le plaisir ou la souffrance de l'autre.

Au stade de la formation scolaire, le petit humain n'a pas encore accompli tout son chemin et cède parfois, voire souvent, à ses instincts. Problèmes d'éducation, psychologiques, effet d'entraînement, manque d'empathie, plaisir de se sentir supérieur en rabaissant l'autre? Les raisons du harcèlement sont multiples et les effets parfois dévastateurs.

Dans l'essai L'Âge sauvage – L'adolescence chez les humains et les animaux (Éditions Markus Haller, traduction Patrick Hersant, 2023), Barbara Natterson-Horowitz et Kathryn Bowers étudient les comportements de plusieurs animaux à l'adolescence et établissent des comparaisons inter-espèces. N'en déplaisent à certains théoriciens des réseaux sociaux pour qui chez l'humain, rien n'est nature et tout est culture, elles s'appuient sur des études prouvant que certains comportements participant de leur construction psychique, notamment à l'adolescence, sont communs tant aux humains qu'aux animaux.

Certains humains, et certains animaux, se font remarquer sans le vouloir. «L'effet de bizarrerie» tel que le définissent Barbara Natterson-Horowitz et Kathryn Bowers est le fait qu'un animal, dans la nature, puisse être physiquement différent du groupe et, en se démarquant, attirer l'attention d'un prédateur. «Étant donné que les prédateurs ciblent plus facilement les membres qui se distinguent du reste du groupe, les animaux (notamment les jeunes adolescents qui ont peu exercé leurs armes défensives) sont plus en sécurité quand ils adoptent l'apparence et le comportement de la majorité. Tout détail ou comportement “à part” mettent en danger les animaux, des oiseaux aux poissons en passant par les mammifères –humains compris, bien sûr.»

Or, que fait le groupe lorsque l'un de ses membres le met en danger? Il l'exclut, voire le tyrannise pour l'éloigner. «L'effet de bizarrerie chez les animaux est peut-être à l'origine d'un comportement qu'on observe chez l'homme, l'“intimidation fondée sur l'apparence”. Fréquent à l'adolescence, en particulier dans les premières années de collège, ce comportement consiste à repousser tout individu dont l'apparence ou le comportement ne sont pas dans la norme. Même si le groupe ne craint pas ici la prédation, un individu à l'apparence insolite peut attirer négativement l'attention ou nuire au statut du groupe.»

Tout peut devenir prétexte à exclusion et/ou à harcèlement

Il est vrai, constate Emma B., que pour éviter les mauvais traitements, pour les élèves, mieux vaut rester le plus discret possible et se fondre dans la masse. Pour certains adolescents, «si on n'existe pas, on n'est pas une cible, l'objectif de la journée c'est de ne pas se faire voir», rapporte Emma B. dont le collège est REP+, c'est-à-dire dans quartier défavorisé et dont la population ne connaît pas la moindre mixité sociale.

«Si on est un peu différent, ou grande gueule, ou gros, dès qu'il y a un risque de sortir du rang, si on est intello, ou trop grand, ou trop noir –dans mon collège les élèves sont tous noirs, mais ceux qui sont plus noirs que les autres–, ceux qui ont des grands pieds, des petits pieds... On pourra toujours trouver quelque chose... et ils trouvent toujours quelque chose.» Autrement dit: tout peut devenir prétexte à exclusion du groupe et/ou à harcèlement, explique la principale adjointe.

«La diffusion de rumeurs d'ordre sexuel ou de calomnies homophobes constitue une tactique courante.»
Natterson-Horowitz et Kathryn Bowers dans L'Âge sauvage – L'adolescence chez les humains et les animaux

«La principale chose à savoir à propos du harcèlement chez les animaux, c'est qu'il vise presque toujours l'obtention et la préservation d'un statut. Les animaux de haut rang soucieux de le rester intimident les autres pour afficher leur dominance» peut-on lire dans L'Âge sauvage. Remplacez «animaux» par «ados», et vous voilà dans la cour du lycée, du collège (ou entre adultes dans certains contextes, d'ailleurs).

Emma B. souligne que les mauvais élèves, les «fouteurs de bazar» ne sont, eux jamais harcelés. Que certains élèves en grande difficulté préfèrent rendre copie blanche et avoir zéro plutôt que d'avoir une mauvaise note, qui montrerait qu'ils ont essayé, et échoué. Le zéro permet, en effet, de conserver un statut, celui de l'élève désinvolte et cool qui se fout de ses résultats scolaires.

Trois types de harceleurs

Les autrices de L'Âge sauvage distinguent trois types de harceleurs: les dominateurs, les conformistes et les réorienteurs. En gros, les dominateurs cherchent à acquérir et à garder leur statut dans le groupe. Les conformistes, consciemment ou pas, «essayent sans doute de se protéger et de protéger leur groupe en chassant leurs congénères non conformes».

Le phénomène d'exclusion, que les sociologues nomment «altérisation», vise à garder le groupe en conformité avec la norme: «Les harceleurs de collège et de lycée peuvent tirer parti d'une préférence innée de leur groupe pour la conformité en pointant du doigt les différences (réelles, exagérées ou inventées) de leurs cibles. La diffusion de rumeurs d'ordre sexuel ou de calomnies homophobes constitue une tactique courante.»

Enfin, les harceleurs réorienteurs sont des jeunes qui ont eux-mêmes été victimes. «Contrairement au harcèlement de dominance, qui suppose une certaine confiance en soi, le harcèlement de réorientation est un produit de l'anxiété et de la peur», écrivent Barbara Natterson-Horowitz et Kathryn Bowers. Emma B. le confirme: on voit parfois arriver au collège des enfants qui ont été harcelés en fin de primaire et qui, pour se protéger, se mettent immédiatement dans la posture du harceleur agressif, «en position d'intimidation», dit-elle, «et ce sont des enfants qui agissent souvent seuls. Ceux-là, on les reconnaît tout de suite.»

Dédramatiser ou désamorcer le phénomène

Pourquoi s'attarder sur les similarités des comportements des adolescents humains et des autres animaux? Parce qu'il est impossible de combattre un phénomène social nuisible sans en comprendre les racines. Bien entendu, les facteurs sont multiples mais les comportements instinctifs que nous manifestons tous sont particulièrement saillants à l'adolescence, provoquent souvent l'incompréhension des parents («mais on ne l'a pas élevé comme ça!» disent régulièrement les parents à qui Emma B. dévoile que leur fils harcèle un camarade de classe) et débouchent à ce moment-là sur des comportements qui peuvent tourner au drame, prendre des dimensions spectaculaires et marquer pour toute la vie.

Comprendre que les comportements des harceleurs adolescents proviennent en grande partie de la nature animale de chacun d'entre nous peut sembler déplaisant à ceux qui estiment que l'humain est avant tout un être pensant. C'est pourtant un moyen primordial de dédramatiser le phénomène lorsqu'il ne débouche pas sur des conséquences désastreuses, et de le désamorcer lorsqu'il menace de présenter un réel danger.

«Il y en a qui très naïvement ne se rendent absolument pas compte que ce qu'ils font puisse être blessant pour l'autre.»
Emma B., principale adjointe dans un collège du nord de Paris

C'est aussi, et surtout, se donner les moyens de comprendre que les harceleurs ne sont pas forcément de petites frappes mal élevées qui ne reçoivent pas une éducation suffisamment bienveillante/stricte/ajoutez l'adjectif qui correspond à votre vision de la chose. Le harceleur de cour d'école peut tout à fait être votre fils, votre fille, votre nièce, la mignonne petite-fille de la gardienne ou le grand ado qui fait du baby-sitting chez les voisins.

C'est un gamin normal (sauf cas particuliers extrêmes, évidemment), qui obéit à des pulsions et qu'il est tout à fait possible de ramener à la raison en le prenant par le bon bout. Car si la nature parle, la culture raisonne et socialise. Et expliquer un comportement, ce n'est pas l'excuser. Car contrairement aux animaux, les humains, même juste post-pubères, sont doués de raison et peuvent comprendre qu'il y a des règles sociales à respecter, sous peine de sanction. Camus disait: «Un homme, ça s'empêche.» Et avant cela, un ado, ça s'éduque.

Alors que faire?

Expliquer le lien entre théorie et comportement

L'Éducation nationale s'est attaquée au problème: selon le site dédié, c'est même «l'une des priorités du ministère». Il existe des campagnes de prévention, des numéros de téléphone. On peut se manifester si l'on est harcelé ou témoin de harcèlement.

Une petite vidéo y met en scène un harceleur qui se repend quand il se rend compte que ça pourrait être lui, la victime. Un programme de sensibilisation, avec concours «Non au harcèlement», est proposé pour devenir «ambassadeur» et «repérer» les situations de harcèlement (et les signaler).

Pauline S.*, conseillère principale d'éducation (CPE) dans le même collège qu'Emma B., explique que le programme Phare, qui doit être mis en place dans tous les établissements à la prochaine rentrée et l'est déjà dans un certain nombre qui ont choisi de l'appliquer (notamment le sien), comprend la «Méthode de préoccupation partagée», présentée comme une «méthode non blâmante» qui invite à soutenir et accompagner l'élève cible (qui n'est pas désignée comme «victime») tout en travaillant avec «l'intimidateur» pour le faire changer de posture, parfois sans qu'il se rende compte lui-même qu'il a été repéré.

En effet, comme le souligne Emma B., «il y en a qui très naïvement ne se rendent absolument pas compte que ce qu'ils font puisse être blessant pour l'autre. Ça reste des enfants, au collège.» D'autre part, poursuit-elle, ces enfants sont sensibilisés au harcèlement depuis la maternelle et ne font pas toujours le rapprochement entre la théorie, qu'ils maîtrisent très bien, et leur comportement à eux. «Ils sont tout à fait au clair avec ça intellectuellement», assure-t-elle. Mais le lien d'analyse entre leur comportement et cette théorie doit parfois leur être expliqué.

En outre, précise Pauline S., un élève qui participe à un phénomène de harcèlement de groupe en frappant une fois par exemple, s'il est conscient de faire quelque chose de mal, a tendance à se dédouaner: «C'est pas du harcèlement, j'ai juste fait un croche-patte», va-t-il se justifier.

Des solutions à mettre en œuvre

Dans son établissement, qui bénéficie de davantage de moyens humains que les collèges non REP+, le système d'ambassadeur commence à bien fonctionner, affirme Emma B. De plus en plus d'enfants signalent des situations qui leur semblent s'apparenter à du harcèlement.

L'adolescent témoin est d'ailleurs souvent le seul à pouvoir les signaler: l'élève intimidateur se tait pour des raisons évidentes, l'élève cible peut avoir trop peur, le témoin est donc souvent la clé de la résolution du problème. «Encore faut-il qu'il surmonte la crainte de possibles représailles», expose la principale adjointe. Les professeurs d'EPS, parce qu'ils sont dans une situation où le rapport au corps est particulièrement mis en avant, sont aussi parmi les premiers à être capables de repérer des situations de harcèlement, ajoute-t-elle.

Selon Pauline S., la CPE, une des principales solutions consiste à instaurer une réelle mixité à l'école. Partant du principe que les intimidateurs vont choisir leur cible parmi les élèves qui sont différents d'eux, favoriser une mixité sociale et ethnique, et ce dès la maternelle, ne peut qu'aider à lutter contre le harcèlement né du rejet de la différence ou de l'effet de bizarrerie.

Il faudrait aussi, estime-t-elle, former aux problématiques de harcèlement les professeurs qui arrivent devant les élèves sans avoir appris à gérer des situations auxquelles ils vont forcément, tous, être confrontés un jour ou l'autre. De ce côté-là, tout reste à faire.

Reste un problème de taille sur lequel l'école n'a quasiment aucune prise, selon l'aveu de tous les professionnels interrogés: le cyberharcèlement.

Enfin, Pauline S. est formatrice au Jeu des trois figures, un jeu théâtral créé par le pédopsychologue Serge Tisseron, conçu pour développer l'empathie. Ce jeu, mis en place depuis un moment dans le premier degré, explique la CPE, est en train de l'être au collège. Il s'agit d'un jeu fondé sur des images réelles, qui donnent des réflexes empathiques aux élèves et se révèle assez prometteur, mais qui n'a qu'un rôle de prévention. Selon Pauline S., le système français accuse un retard en matière de développement de l'empathie par rapport à ses voisins européens. C'est d'ailleurs du Danemark que s'est inspiré le ministre de l'Éducation Gabriel Attal pour annoncer la mise en place de «cours d'empathie».

Reste un problème de taille sur lequel l'école n'a quasiment aucune prise, selon l'aveu de tous les professionnels interrogés: le cyberharcèlement. Même quand les élèves n'ont pas le droit de se servir de leurs appareils connectés au collège, une fois le portail franchi, la liberté est absolue. Certains même se servent de l'outil numérique de communication mis à leur disposition par l'Éducation nationale pour envoyer des messages toxiques, rapporte Emma B. D'où la nécessité de cultiver l'empathie à l'école, dans l'espoir qu'elle trouvera un écho dans le monde numérique.

Dans les affaires de cyberharcèlement, au potentiel catastrophique compte tenu de l'ampleur qu'elles peuvent prendre, injures, menaces et autres traces écrites sont susceptibles de conduire l'adolescent devant la justice. Un moyen on ne peut plus brutal, tant pour le harceleur que pour le harcelé, de sortir de l'adolescence et d'entrer de plain-pied dans le monde des adultes.

*Les prénoms ont été changés.

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