The Kingfishers, Reflections In A Silver Sound (Last Night From Glasgow/Creeping Bent Records)

Reflections In A Silver Sound the kingfishersToutes les chansons que l’on écoute transportent depuis longtemps une lourde part d’histoire et il s’agit de continuer à les apprécier avec elle. Ou malgré elle, c’est selon et ce n’est pas vraiment le débat du jour. Parmi toutes les manières de s’engouffrer dans les interstices qui fissurent les couloirs du temps musical pour y dénicher un plaisir joyeusement émancipé des fantasmes de la modernité innovante, celle-ci est sans doute l’une des plus originale et des plus appréciable. Et qui consiste à semer la rétromanie et la culpabilité qui lui colle trop souvent aux basques en louvoyant quelque part entre les rayons des rééditions – les albums de 1983 dont on fête légitimement le quarantième anniversaire – et ceux des disques de jeunes qui plaisent aux vieux – les albums de 2023 qui auraient pu être enregistrés quarante ans plus tôt. Reflections In A Silver Sound se faufile entre ces catégories familières et c’est loin d’être son seul mérite. Sans doute le seul grand album de 1983 entièrement enregistré en 2023.

Cette histoire-ci a donc commencé il y a un peu plus de quatre décennies en Ecosse, dans un contexte désormais bien connu. Douglas MacIntyre et Grant McPhee lui ont récemment consacré un passionnante collection de témoignages, recueillis auprès des principaux acteurs de cette période d’intense effervescence – Hungry Beat, The Scottish Independent Pop Underground Movement, 2022 – et dont on ne saurait trop vivement conseiller la lecture. Avec un enthousiasme et une ferveur très fortement teintées d’amateurisme, quelques adolescents s’engouffrent dans les brèches ouvertes par le punk et réinventent simultanément leur propre version de la pop et les formes entrepreneuriales susceptibles de la diffuser librement. Les labels et les groupes vivent et meurent au même rythme soutenu tandis qu’Orange Juice et Postcard Records façonnent le son de la jeune Ecosse. Douglas MacIntyre et Ewan MacLennan font partie de ceux qui s’engagent dans leur sillage. D’abord au sein d’Article 58, le temps d’un single – Event To Come, 1981 – coproduit par Alan Horne et Malcolm Ross et publié sur Rational Records, cette autre structure éphémère fondée par le manager de Josef K, Allan Campbell. On entend le groupe chercher à compenser ses maladresses par une forme d’urgence fébrile qui tient lieu d’intensité. C’est dans l’air du temps, pas davantage. Qu’importe puisque rien de tout cela n’est alors conçu pour durer. Quelques concerts, un single et on passe à autre chose. The Kingfishers, donc, et cela devient brusquement beaucoup plus intéressant.

En mars 1982, MacIntyre et MacLennan recrutent deux ex-membres de Restricted Code – le guitariste Kenny Blythe et le batteur Robert MacCormick – et laissent libre cours à une inspiration mélodique plus clairement assumée. A l’instar des figures de proue de cette scène dans l’ombre de laquelle ils gravitent alors, ils ne songent plus à dissimuler l’enthousiasme qu’ils éprouvent en exhumant les jalons monumentaux de la pop des années 1960. MacLennan se plonge dans les harmonies des tubes de Burt Bacharach ; MacIntyre écoute en boucle Pet Sounds, 1966,  Rubber Soul, 1965 et les œuvres complètes de Buffalo Springfield. De ce mélange encore incongru de classicisme et de naïveté approximative, des chansons commencent à naître. De quoi nourrir un projet d’album : un cycle de dix morceaux consacré par ces jeunes apprentis-musiciens de vingt ans à peine à la perte de l’innocence et au déclin inéluctable des passions juvéniles, alors même qu’ils observent le reflux de cette vague qui les avait emportés. Josef K et Fire Engines viennent de se séparer ; Orange Juice et Aztec Camera dérivent vers les franges du mainstream. Les groupes de la seconde génération – The Bluebells, Strawberry Switchblade ou Friends Again – font désormais l’objet des sollicitations pressantes de l’industrie musicale. CBS propose même à The Kingfishers de financer l’enregistrement d’une série de démos mais le groupe hésite, refuse, laisse passer sa chance. Le 17 mars 1983, après un dernier concert en première partie d’Aztec Camera et de Prefab Sprout, il se sépare en ne laissant derrière lui aucune trace discographique de ses douze mois d’existence.

Quarante ans plus tard, l’histoire a heureusement fini par repasser les plats. Douglas MacIntyre, épaulé par quelques confrères locaux dont la réputation n’est plus à faire – notamment David Scott (The Pearlfishers) et Stuart Kidd (BMX Bandits) – s’est donc mis en tête d’enregistrer enfin cet album mort-né, sans aucun des membres du groupe original. Certaines chansons, affirme-t-il, sont demeurées proches de leur version originale. D’autres se sont transformées au cours du temps. Qu’importe puisque, en l’absence de tout vestige d’époque, il est impossible d’évaluer Reflections In A Silver Sound à l’aune de son hypothétique conformité au modèle de la reconstitution historique. En revanche, on ne peut qu’être admiratif devant ces morceaux qui témoignent à la fois de l’intensité persistante des passions adolescentes et de la maturité musicale incontestable de leurs interprètes adultes. Et ce d’autant plus que les références mobilisées tout au long de ce qui aurait sans doute pu apparaître, dans le contexte de sa première élaboration, comme un petit frère de sang du Pacific Street, 1984 des Pale Fountains, n’ont rien perdu de leur pertinence, bien au contraire. Les discrètes colorations harmoniques empruntées à Everybody’s Talking de Fred Neil (Lapwings), les teintes de cuivres et d’harmonica, et les syncopes rythmiques un peu jazz (The Barbery Bop) qui témoignent de l’influence omniprésente de feu Bacharach, les guitares superposées et carillonnantes des Byrds (Cut To The Quick, meilleur morceau de Teenage Fanclub entendu depuis longtemps) : tous ces éléments auraient très bien constituer autrefois nos points d’entrée partagés avec le groupe dans un passé musical aussi fascinant que méconnu ; ils ont fini par se métamorphoser en autant de soubassements fondateurs de nos engouements musicaux les plus stables et les plus solides. Mieux encore : il y a un je-ne-sais-quoi d’émouvant – et que n’aurait sans doute pas suscité le projet initial – à entendre ici des interprètes chargés de tout le poids de leurs nombreuses années renouer, non sans une certaine tendresse, avec leurs désillusions adolescentes, un peu plus vives et naïves. Comme une preuve en acte de l’attachement à ce qu’ils auraient pu devenir.


Reflections In A Silver Sound par The Kingfishers est disponible sur les labels Last Night From Glasgow et Creeping Bent Records.

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