Open Access
Numéro
Med Sci (Paris)
Volume 39, Numéro 8-9, Août–Septembre 2023
Page(s) 605 - 608
Section Nouvelles
DOI https://doi.org/10.1051/medsci/2023099
Publié en ligne 11 septembre 2023

La moitié de l’humanité parle plus d’une langue, et de nombreux adultes lisent plus d’une langue et maîtrisent plusieurs systèmes d’écriture. Comment le cortex visuel s’adapte-t-il à la reconnaissance de mots écrits dans deux langues utilisant éventuellement deux systèmes d’écriture différents ?

Pour commencer, que savons-nous des mécanismes d’acquisition et de fonctionnement de la lecture dans une seule écriture ? En particulier, que se passe-t-il pendant la fraction de seconde qui s’écoule entre l’apparition d’un mot sous nos yeux et l’instant où nous le comprenons et pouvons le prononcer ? Schématiquement, deux étapes se succèdent. D’abord, notre système visuel doit identifier les lettres et l’ordre dans lequel elles sont rangées. Cette tâche est accomplie dans une région située au dessous du cortex temporal, dont le rôle général est de reconnaître les objets qui nous entourent [1]. Cette région se présente comme une sorte de mosaïque, pavée de zones spécialisées dans la reconnaissance de différentes catégories d’objets : visages, outils, parties du corps, lieux. Au cours de l’apprentissage de la lecture, une nouvelle région émerge au sein de cette mosaïque, douée d’une spécialisation pour la reconnaissance des caractères écrits [2]. Cette région a été baptisée « région de la forme visuelle des mots » (visual word form area, VWFA) [3], et elle se trouve toujours exactement au même endroit, dans un repli cortical placé sous le lobe temporal gauche. Sa spécialisation pour la lecture se révèle de deux façons. D’une part, sa lésion accidentelle entraîne une perte sélective de la faculté de lire, un déficit bien connu depuis le XIXe siècle sous le nom d’alexie pure [4]. D’autre part, l’imagerie cérébrale fonctionnelle, notamment celle fondée sur la résonance magnétique nucléaire (IRMf), montre que la VWFA s’active plus fortement lorsque nous voyons une suite de lettres (dans un alphabet connu) que tout autre type d’image [3]. Une fois que la VWFA a identifié les lettres et leur ordre, cette information est transférée aux régions du langage, donnant accès aux sons et aux significations associés à cette suite de lettres [5].

Nous avions des raisons de penser que la VWFA n’est pas un bloc homogène, mais qu’elle est formée de régions plus petites possédant des propriétés et des rôles distincts. Par exemple, en 2019, nous avions montré qu’une petite zone placée à l’écart du centre de la VWFA est spécialisée pour la reconnaissance de combinaisons de plusieurs lettres notant un son unique, comme AN ou CH, plutôt que de lettres isolées [6]. Nous avions également découvert, en 2007, en montrant à des individus des suites de lettres ressemblant plus ou moins à de vrais mots, que plus on se déplace de l’arrière vers l’avant dans la VWFA, plus les activations sont sensibles à la ressemblance des stimulus à de vrais mots [7]. Autrement dit, il existe à l’intérieur de la VWFA une sorte de « gradient » de sensibilité aux règles de l’orthographe. Dans le domaine du bilinguisme aussi, des arguments indirects suggéraient que si l’on était capable d’inspecter suffisamment en détail la VWFA, on distinguerait des sous-régions différemment impliquées dans deux types d’alphabets [8]. Nous avons donc, en utilisant une IRMf à ultra-haute résolution, cherché à déterminer si, chez des lecteurs bilingues, des zones corticales distinctes se spécialisent pour différentes langues. Nous en avons aussi profité pour essayer de mieux comprendre l’origine du gradient orthographique mentionné précédemment. L’IRM utilise un champ magnétique puissant, et plus ce champ est intense, meilleure est la qualité du signal, ce qui permet d’avoir une meilleure résolution spatiale, c’est-à-dire de distinguer de plus petits objets. Aussi avons-nous eu recours à une IRM utilisant un champ magnétique de 7 Tesla (environ 20 000 fois plus intense que le champ magnétique terrestre), au centre d’imagerie NeuroSpin (CEA, Saclay), ce qui nous a permis de mesurer les activations dans de petits cubes de cerveau (ou voxels) de 1,2 mm de côté, avec un excellent signal.

Il existe une grande variété de bilinguismes. Nous avons choisi de travailler sur deux situations extrêmes, et d’étudier d’une part, 21 sujets bilingues anglais-français, deux langues qui utilisent le même alphabet mais avec des orthographes assez différentes, et d’autre part 10 sujets bilingues anglais-chinois, deux langues qui emploient des systèmes d’écriture fondamentalement différents : schématiquement, les caractères chinois ont des formes complexes et notent des éléments de sens, tandis que les lettres latines ont des formes simples et notent des sons. Les membres de chaque groupe de personnes bilingues ont participé à deux expériences (Figure 1). L’une cherchait à identifier les petites régions du cortex visuel montrant une préférence d’activation pour les mots écrits par rapport à d’autres types d’images, et à déterminer si, parmi ces régions, certaines montraient une activation préférentielle pour une langue plutôt que pour l’autre. La seconde expérience cherchait une nouvelle fois à détecter de telles préférences de langue, mais aussi à explorer le gradient orthographique, c’est-à-dire la sensibilité des activations à la ressemblance des stimulus visuels avec des vrais mots, dans chacune des deux langues.

thumbnail Figure 1.

Exemples des stimulus utilisés chez les bilingues anglais-chinois. A. Dans l’expérience recherchant des régions spécialisées dans la reconnaissance des mots plutôt que dans celle d’autres types d’images. B..Dans l’expérience étudiant les effets de la similarité avec de vrais mots. Quadrigramme et bigramme désignent respectivement un groupe de quatre lettres et un groupe de deux lettres. Une suite de lettres ressemble d’autant plus à un vrai mot que la fréquence d’apparition dans le vocabulaire de ses lettres, bigrammes, et quadrigrammes, est élevée.

Nous avons obtenu trois principaux résultats. Le premier est une confirmation de l’intérêt d’une imagerie à la plus haute résolution possible (Figure 2A). En effet, dans l’IRM à 7 Tesla, la VWFA, loin d’être une région homogène, peut être décomposée en minuscules parcelles de cortex (environ six chez chaque participant), qu’on peut imaginer chacune comme une boule de 3 mm de rayon. Dans les études d’imagerie fonctionnelle, la méthode d’analyse la plus habituelle consiste à faire la moyenne des cartes d’activation de tous les participants, pour avoir une image de l’activation… moyenne. Cela fonctionne assez bien, parce que la VWFA se situe presque au même endroit chez tout le monde, à quelques mm près. Mais cette approche n’était plus possible avec l’excellente résolution de l’imagerie dont nous disposions : en effet, fragmentée en une demi-douzaine de petites régions, la VWFA n’était plus superposable entre les participants. C’est pourquoi nous avons dû analyser séparément les centaines de régions activées chez l’ensemble des participants, puis les combiner pour tenter de répondre aux questions que nous avions posées. Le second résultat porte sur le gradient orthographique. Nous avons confirmé que, chez tout le monde, les activations sont d’autant plus intenses que les suites de caractères ressemblent à de vrais mots. Cette tendance prévaut pour toutes les petites régions activées, et elle est de plus en plus marquée au fur et à mesure qu’on se déplace vers l’avant de la VWFA (Figure 2B). Enfin, le troisième résultat concerne le bilinguisme (Figures 2A, C). Chez les sujets bilingues anglais-français, les aires activées par la lecture se recouvrent intégralement dans les deux langues, et nous n’avons trouvé aucune région plus sensible aux mots français ou anglais, ou plus sensible aux règles de l’orthographe du français ou de l’anglais. Chez les sujets bilingues anglais-chinois en revanche, si la majorité des activations ne montraient pas de préférence pour une langue ou pour l’autre, il existait en plus, chez presque tous les participants, des zones de leur VWFA sélectivement activées par le chinois et pas par l’anglais, sensibles à la similarité avec de vrais mots en chinois, mais pas en anglais. Étonnamment, ces régions « chinoises » étaient aussi fortement activées lorsque les participants voyaient des visages.

thumbnail Figure 2.

L’imagerie cérébrale à haute résolution permet d’identifier de très petites zones d’activation et d’en étudier les propriétés. A. Vue du dessous du cerveau d’un sujet bilingue anglais-français, avec en vert des activations communes pour les mots anglais et les mots français, et en orange des activations pour les visages. B. Sur une vue de profil gauche, la collection de toutes les activations recueillies chez les sujets bilingues anglais-français. La flèche indique comment l’effet de la similarité avec les vrais mots augmente de l’arrière (points bleus) vers l’avant (points rouges) du cortex temporal de l’hémisphère gauche. C. Vue du dessous du cerveau d’un sujet bilingue anglais-chinois, avec, en vert, des activations communes pour l’anglais et le chinois, en jaune les activations propres au chinois, et en orange des activations par les visages. Les régions activées par le chinois le sont aussi par les visages.

Pourquoi seul le chinois, et non l’anglais ou le français, dispose-t-il de telles régions corticales sélectives ? Nous nous sommes assurés que ce résultat n’était pas simplement explicable par le fait que les sujets bilingues anglais-chinois maîtriseraient mieux le chinois que l’anglais, ou l’auraient appris plus tôt. En effet, les bilingues anglais-français qui maîtrisaient une langue légèrement mieux que l’autre, ou qui ne les avaient pas apprises exactement au même âge, ne possédaient jamais de telles sous-régions spécialisées de la VWFA. Nous proposons deux explications possibles de la spécialisation corticale partiellement distincte chez les lecteurs bilingues anglais-chinois. La première hypothèse est que les caractéristiques visuelles des caractères chinois sont différentes de celles de l’alphabet romain utilisé pour l’anglais et le français. Les caractères chinois diffèrent en effet par la nature, le nombre et l’agencement spatial des formes utilisées, dont la perception pourrait nécessiter un ensemble de circuits neuronaux spécifiques. C’est peut-être aussi la raison pour laquelle ces régions étaient fortement activées à la vue de visages, qui, comme les caractères chinois, nécessitent l’analyse des positions relatives de multiples composants organisés en une « scène visuelle » plus complexe que celle des lettres alphabétiques. À l’appui de cette hypothèse, nous avons réalisé une simulation du cortex visuel au moyen d’un réseau de neurones, que nous avons entraîné à reconnaître des mots écrits en chinois et en anglais : dans un tel réseau, on voit spontanément émerger une spécialisation de certains neurones pour une langue ou pour l’autre. Il n’est toutefois pas certain que la forme visuelle explique à elle seule la spécialisation du cortex visuel. Une autre possibilité est que la spécialisation soit influencée par la manière dont les différentes parties de la VWFA sont connectées à des aires cérébrales distantes, en particulier les aires du langage situées sur le côté de l’hémisphère gauche du cerveau. On sait en effet que la localisation de la VWFA résulte en partie du fait qu’avant même l’apprentissage de la lecture, elle possède des connexions anatomiques privilégiées avec les aires du langage [9]. Les caractères chinois ne fournissant presque aucune information sur les sons, mais plutôt sur le sens des mots, contrairement à l’alphabet latin, dont le fondement est la notation des sons, il est possible que le chinois requière, plus que l’anglais, une connexion directe avec les régions sous-tendant le « dictionnaire mental », plutôt qu’avec les régions responsables de la traduction des lettres en sons [10].

En somme, nos résultats montrent que l’acquisition de plusieurs systèmes d’écriture peut modifier l’organisation du cortex visuel chez les sujets bilingues. Ainsi, l’éducation conduit-elle parfois à l’émergence de plages corticales étroitement spécialisées pour la lecture et, parfois, pour une seule langue.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

Références

  1. Malach R, Levy I, Hasson U. The topography of high-order human object areas. Trends Cogn Sci 2002 ; 6 : 176–184. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  2. Dehaene-Lambertz G, Monzalvo K, Dehaene S. The emergence of the visual word form: Longitudinal evolution of category-specific ventral visual areas during reading acquisition. PLoS Biol 2018 ; 16 : e2004103. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  3. Cohen L, Dehaene S, Naccache L, et al. The visual word form area: spatial and temporal characterization of an initial stage of reading in normal subjects and posterior split-brain patients. Brain 2000 ; 123 : 291–307. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
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  6. Bouhali F, Bezagu Z, Dehaene S, et al. A mesial-to-lateral dissociation for orthographic processing in the visual cortex. Proc Natl Acad Sci USA 2019 ; 116 : 21936–21946. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  7. Vinckier F, Dehaene S, Jobert A, et al. Hierarchical coding of letter strings in the ventral stream : Dissecting the inner organization of the visual word-form system. Neuron 2007 ; 55 : 143–156. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
  8. Xu M, Baldauf D, Chang CQ, et al. Distinct distributed patterns of neural activity are associated with two languages in the bilingual brain. Sci Adv 2017 ; 3 : e1603309. [CrossRef] [PubMed] [Google Scholar]
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Liste des figures

thumbnail Figure 1.

Exemples des stimulus utilisés chez les bilingues anglais-chinois. A. Dans l’expérience recherchant des régions spécialisées dans la reconnaissance des mots plutôt que dans celle d’autres types d’images. B..Dans l’expérience étudiant les effets de la similarité avec de vrais mots. Quadrigramme et bigramme désignent respectivement un groupe de quatre lettres et un groupe de deux lettres. Une suite de lettres ressemble d’autant plus à un vrai mot que la fréquence d’apparition dans le vocabulaire de ses lettres, bigrammes, et quadrigrammes, est élevée.

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L’imagerie cérébrale à haute résolution permet d’identifier de très petites zones d’activation et d’en étudier les propriétés. A. Vue du dessous du cerveau d’un sujet bilingue anglais-français, avec en vert des activations communes pour les mots anglais et les mots français, et en orange des activations pour les visages. B. Sur une vue de profil gauche, la collection de toutes les activations recueillies chez les sujets bilingues anglais-français. La flèche indique comment l’effet de la similarité avec les vrais mots augmente de l’arrière (points bleus) vers l’avant (points rouges) du cortex temporal de l’hémisphère gauche. C. Vue du dessous du cerveau d’un sujet bilingue anglais-chinois, avec, en vert, des activations communes pour l’anglais et le chinois, en jaune les activations propres au chinois, et en orange des activations par les visages. Les régions activées par le chinois le sont aussi par les visages.

Dans le texte

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