Dans les catacombes du Nigeria

Avant de désamorcer la bombe à retardement qu’est le nouveau (et seulement troisième) roman de Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature 1986, il ne serait pas inutile de nous rappeler que, tout au long de sa vie, son travail littéraire est demeuré intrinsèquement lié à son engagement politique : Chroniques du pays des gens les plus heureux du monde n’a rien d’heureux, loin de là.

Wole Soyinka | Chroniques du pays des gens les plus heureux du monde . Trad. de l’anglais (Nigeria) par David Fauquemberg et Fabienne Kanor. Seuil, 544 p., 26,90 €

Lui qui durant ses premières années universitaires, en 1954, à Ibadan, a fondé avec ses camarades une confrérie anti-corruption, en quête de justice, une première au Nigeria, lui qui, parallèlement à la création d’une multitude d’œuvres littéraires de tous genres, a toujours revendiqué ses prises de position, ses interventions, sa participation aux événements politiques de son pays, ne propose pas une quête du bonheur échouée sur cette terre, ne se contente pas d’une critique virulente des dirigeants de son pays, mais nous oblige à une descente en enfer. Il nous emmène dans les catacombes nigérianes. Magicien cruel, aux rires désespérants, il dissèque les boyaux de l’humanité, sur sa table d’autopsie il en expose les maux, les maladies incurables. 

Wole Soyinka | Chroniques du pays des gens les plus heureux du monde
Sculpture (Detail), par El Anatsui, The Armory Show 2010 (Jack Shainman Gallery) © CC BY-SA 2.0/See-ming Lee/Flickr

Soyinka – qui déclare volontiers qu’il n’a jamais pensé que le roman fût son métier, lui qui est poète, nouvelliste, dramaturge, metteur en scène, essayiste, librettiste… – puise dans ces genres littéraires divers pour créer la forme multidimensionnelle de son roman. Son Nigeria est un miroir fissuré où peuvent se refléter des pays émergents semblables. Un pays pris en otage par des marchands de religion, en voie de devenir une théocratie, où l’argent s’empile, change de main entre gurus et charlatans, politiciens corrompus et citoyens lâches. De plus en plus sale et salissant, l’argent peine à couvrir les crimes sanguinaires tantôt réels tantôt fictionnels. La réalité politique complexe s’entremêle avec les éléments dystopiques. Les hommes meurent assassinés, les femmes aussi, après avoir été violées. Pour être ensuite mis en vente membre par membre, organe par organe. Commence alors un véritable circuit du marché, qui suit la loi de l’offre et de la demande. Le peuple nigérian part en lambeaux. Mutilé, pillé, vendu.   

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Les événements politiques réels s’imbriquent dans l’intrigue du thriller. Les personnalités réelles côtoient les personnages romanesques. Papa Davina, le guru charlatan, est une copie pittoresque et pathétique de Father Divine. Si Samuel Doe, ex-sergent-major devenu président du Liberia et initiateur de la guerre civile, est bien réel, sir Goddie peut incarner à lui seul une bande de politiciens corrompus et criminels. Les fantômes des femmes et des filles violées à Boko Haram errent entre les pages. Des mineures sont abusées, vendues, brûlées vives sous un prétexte religieux, tantôt réel tantôt fabriqué par des fanatiques. D’autres sont venues à la recherche du mysticisme exotique, prises au filet du business du spirituel, elles aussi. 

Lors d’une rencontre à la Maison de la Poésie, Wole Soyinka confiait combien son propre engagement politique et celui de ses amis proches et chers l’ont influencé pour créer le duo d’amis du docteur Menka et de l’ingénieur Duyole. Deux samouraïs, souvent solitaires sur le champ de bataille qui dépasse les frontières du pays et laisse apercevoir les réseaux internationaux d’une politique belliqueuse planétaire.  

Wole Soyinka | Chroniques du pays des gens les plus heureux du monde

Pour avoir soutenu le mouvement d’indépendance du Biafra, Wole Soyinka a été arrêté et emprisonné de 1967 à 1969, pendant la guerre civile, par la junte militaire au pouvoir au Nigeria. Derrière les barreaux, il invente son propre stylo et son encre. Dans son roman, on entend le crissement de ce stylo artisanal, on sent l’odeur du sang et de la souillure de son encre. L’industrialisation de la mort, le pillage des corps après l’assassinat qu’on rencontre dans le roman, nous rappellent que le stade ultime du capitalisme est le fascisme. Dans leur état pourrissant, ils ont besoin l’un de l’autre. Lorsqu’il ne reste plus rien, ou presque, à exploiter des humains vivants, la machine génocidaire s’installe et roule ses dents de scie d’un chapitre à l’autre, broie les vies, en récupère les morceaux de corps. Ça commence par un orteil ici, une oreille là. Puis on ose. Foie, rate, jambe et bras, organes génitaux, seins des femmes – les cadavres exquis, bientôt la tête. D’abord pour des rites spirituels secrets, utilisés par les gurus et les chamanes charlatans qui promettent de faire la pluie et le beau temps au village et au sein du couple, de redresser les verges fainéantes ainsi que l’économie du pays. Les morceaux de viande humaine ne sont plus que les joujoux de clans clandestins, ils sont servis dans les dîners mondains, dans des restaurants huppés. L’étape ultime de cette machinerie macabre est le marché en ligne d’organes humains et le spectacle public sur les réseaux sociaux qui l’accompagne. Le cannibalisme romanesque est ici l’allégorie d’un système étatique, l’allégorie de l’aboutissement inéluctable de la déshumanisation accélérée. 

« Médecin, soigne-toi toi-même. »

Qui peut soigner le mal du siècle ? Qui peut soigner celui qui en est atteint au point d’être désespéré ? Le docteur Menka ou l’écrivain Soyinka sont inguérissables.

Wole Soyinka est-il anticapitaliste ? féministe ? Humour à part, si Soyinka n’est ni l’un ni l’autre, il est tout à fait tentant et possible de faire une lecture féministe et anticapitaliste, voire antireligieuse, de son roman. Son œuvre littéraire ne peut jamais être dissociée des grandes interrogations politiques de son époque. Il n’y va pas de main morte, il saisit et expose les complexités sinueuses, serpentines des enjeux civilisationnels. Intransigeant, violent, virtuose.