Gertrude Stein et Pablo Picasso : ressemblances et répétitions

Une exposition traitant de la relation entre Gertrude Stein (1874-1946) et Pablo Picasso (1881-1973) ? Pas exactement. Ou pas seulement. Le rayonnement de l’œuvre de l’écrivaine américaine s’ancre dans sa reconnaissance d’une « ressemblance » entre ce qui se joue avec le cubisme de Picasso et ce qu’elle a poursuivi en littérature. Mais, après la mort de l’autrice de La fabrication des Américains en 1946, ce qu’elle a cherché trouve de multiples résonances parmi les artistes de l’avant-garde américaine des années 1950-1960 et même jusqu’à nos jours, tant dans les explorations plastiques que chorégraphiques ou musicales.

| Gertrude Stein et Pablo Picasso, l’invention du langage. Musée du Luxembourg. 13 septembre 2023-28 janvier 2024

« exactement ressemblant, exactement dans la ressemblance exactement et la ressemblance. Car c’est ainsi. Car. Maintenant répéter activement à tous » De prime abord un peu énigmatiques, ces quelques mots de Gertrude Stein prélevés dans son second portrait de Pablo Picasso, écrit en 1923 (« If I told him. A completed Portrait of Picasso » [« Si je lui disais. Un portrait complété de Picasso »], Vanity Fair, 1924, et traduit en français en 1930), expriment ce qui se noue dans la relation entre l’écrivaine américaine et le peintre espagnol, dont elle est la première mécène avec son frère Leo Stein au tout début du XXe siècle. L’histoire se déroule à Paris alors que l’un comme l’autre viennent de s’y installer, en 1904 pour la première et en 1902 pour le second, avec la conviction partagée qu’ils vont y trouver un milieu culturel propice à ce qu’ils entendent « répéter activement à tous ».

"Centennial Certificate MMA", Robert Rauschenberg Gertrude Stein
« Centennial Certificate MMA », Robert Rauschenberg (1969) © Metropolitan Museum of Art

Envisagée du point de vue d’une possible et problématique ressemblance, la relation entre l’auteur d’une œuvre poétique ou picturale et son sujet aurait donc affaire à la « vérité ». On songe à cette fameuse « vérité en peinture » qui constitue un des legs cézanniens que le jeune Picasso entend bien reprendre à son compte. En plus de la posture du Portrait de Monsieur Bertin d’Ingres (Louvre), quelque chose de cet héritage du vieux maître d’Aix-en-Provence, qui meurt en 1906, se prolonge en effet dans le Portrait de Gertrude Stein que Picasso peint entre 1905 et 1906. Quatre-vingts ou quatre-vingt-dix séances selon l’autrice de l’Autobiographie d’Alice Toklas (1933) : c’est un peu moins que le Portrait d’Ambroise Vollard (Petit Palais, Paris, 1899) par Cézanne, mais cela témoigne néanmoins de la part de Picasso d’un sens aigu de la répétition, si l’on se souvient que l’étymologie de « répéter » est « chercher pour reprendre ».  

Hélas, cette pièce maîtresse d’une recherche acharnée au fondement de la longue amitié de Gertrude Stein et Picasso n’a pas traversé l’Atlantique. Elle est restée dans les salles du Met (The Metropolitan Museum of Art de New York), l’institution à laquelle Miss Stein a souhaité en faire don. Cependant, les œuvres ressemblantes, à divers titres, de Gertrude Stein ne manqueront pas forcément aux visiteurs de l’exposition du musée du Luxembourg qui sont accueillis par un portrait de l’écrivaine par Warhol datant de 1980 et qui repèreront au fil des salles des reproductions du fameux tableau du Met dans une photographie de Man Ray de 1922, dans une lithographie de Rauschenberg (Centennial Certificate MMA, 1969) ou encore sur l’un des moniteurs de télévision composant l’installation de Nam June Paik (1990). 

Dans un nouveau portrait de Picasso écrit directement en français, Stein le proclame et y insiste quelques années après le succès de son Autobiographie d’Alice Toklas, livre qui d’ailleurs l’éloigne un temps de son peintre fétiche et provoque l’ire de certains autres (notamment Matisse, Braque ou André Salmon) : « J’étais à cette époque seule à comprendre Picasso, peut-être aussi parce que j’exprimais la même chose en littérature » (Picasso, 1938). Ce qui les lie relève d’une même volonté de voir la réalité du XXe siècle et non plus du XIXe siècle. Pour Stein,  la « lutte était terrifiante » et puisqu’elle faisait corps avec ce lutteur formidable, les voilà en quelque sorte seuls au monde à livrer ce combat de titans, en particulier durant la période cruciale pour Picasso des années 1906-1907-1908 avec, en son cœur, la réalisation des Demoiselles d’Avignon qui divisent puis séparent tout à fait le frère et la sœur Stein. Leo prend alors plutôt le parti de Matisse, tandis que Gertrude se réclame absolument de la recherche de Picasso tout en attisant la rivalité entre les deux artistes. Les premières salles du Luxembourg entendent rendre compte de cette résolution de l’Américaine de la rue de Fleurus qui se place en littérature sur le même plan que le peintre lorsqu’il appréhende les choses, les paysages ou les portraits : la question consiste pour Gertrude Stein à penser autrement la phrase, parfois en multipliant les points de vue comme dans un tableau cubiste, parfois en répétant, en insistant avec des variations ou pas, ce qui a un effet de « contradiction perverse », comme le note Maurice Blanchot dans un passage de L’entretien infini (1969) au sujet du vers célèbre Rose is a rose is a rose is a rose (Sacred Emily, 1913). Par la réitération, la dénomination censée affirmer la réalité d’une représentation suggère plutôt son inconsistance : rien ne semble annoncer pourquoi il faudrait cesser de répéter, sans que pour autant cette répétition nous prémunisse le moins du monde de l’inexorable dessèchement du sens.

Gertrude Stein, Pablo Picasso
« Sans titre » (Gertrude Stein urinant /Chère Marilyn Monroe)(1976–94) © Rmn-Grand Palais

Cette ivresse du répétitif et de la série qui recèle également un pouvoir démystifiant ouvre à la seconde partie de l’accrochage, celle qui est largement tue par le titre retenu pour l’exposition. La troublante bande vidéo en boucle de Bruce Nauman Lip Sync (1969), les travaux de Carl Andre ou Joseph Kosuth interrogent la matière même du langage en réactivant d’une certaine façon la voie ouverte par l’écrivaine avec d’autres, mais sans qu’on puisse toujours aisément mesurer, en tant que spectateur, la nature exacte de leurs appropriations tant l’œuvre de Stein trouve de prolongements, y compris dans les recherches les plus actuelles autour des genres ou des minorités. On peut en juger en voyant les pièces de Gary Hill ou de Glenn Ligon.

S’il y a bien une réception savante et intense de l’œuvre de Stein qui débute aux États-Unis dès les années 1930 grâce à l’intercession majeure de John Cage, il ne faut pas omettre son succès véritablement populaire outre-Atlantique. Par delà son livre le moins expérimental, l’Autobiographie d’Alice Toklas, il repose essentiellement sur deux opéras ; d’abord, dans les années 1930, Four Saints in Three Acts (Quatre saints en trois actes, écrit en 1927) sur une musique de Virgil Thompson puis, en 1947, The Mother of Us All (Notre mère à tous) avec le même compositeur, qui prend comme figure centrale Susan B. Anthony, laquelle a défendu le droit des femmes aux États-Unis. 

L’exposition du musée du Luxembourg proposée par les commissaires Cécile Debray et Assia Quesnel contribue à poser les premiers jalons d’une plus large reconnaissance publique du rayonnement de Gertrude Stein en France, où elle a passé la plus grande partie de sa vie dans une proximité vivifiante avec la personne et l’œuvre de Picasso. Il était temps de le rappeler et de le montrer. Il reste à le « répéter activement à tous ».