Un magnifique canard boiteux

La troisième main d’Arthur Dreyfus est un livre assez effarant et pour tout dire paradoxal. À la fois agaçant et jouissif, disharmonieux et addictif, on y découvre une sorte d’épopée qui oscille entre loufoquerie picaresque et métaphore sérieuse. L’écrivain y revient sur ses obsessions – l’histoire, la mémoire, la sexualité, les normes… – et fait de la figure du monstre, de la difformité, une sorte d’esthétique du débordement et de l’audace.

Arthur Dreyfus | La troisième main. P.O.L, 496 p., 24 €

Il y a des livres fous, des livres monstrueux. Des ouvrages qui excèdent nos habitudes, qui font entrer en nous des langues ou des univers discordants, qui désaxent, qui désaccordent la lecture. Ils sont malaisants car on ne sait comment les lire, comment en parler, qu’en faire au fond. Des objets étranges, difficilement saisissables et qui provoquent des sentiments paradoxaux, comme à l’aune de leur bizarrerie ou de leurs excès. Ils constituent souvent de simples curiosités, mais parfois ils acquièrent une valeur plus forte, interrogeant nos représentations, l’ordre du discours, les habitudes de la fiction, et ils nous emportent dans un mouvement de lecture, dans une sorte d’ivresse qui laisse pantois et interloqué. 

La troisième main, Arthur Dreyfus
Le Triomphe de la Mort, de Pieter Brueghel l’Ancien (1562) © CC0/WikiCommons

Et c’est dans cet état, flottant et furieux en même temps, que nous lisons La troisième main d’Arthur Dreyfus. Dans une forme de stupeur paralysante, emportés par une langue, par un rythme, par une sorte de furie fictionnelle qui, malgré tous ses défauts ou ses excès, nous avale et nous immerge dans un univers étrange et décalé. C’est que l’écrivain ne recule ni devant l’excès, ni devant les audaces formelles, ni, surtout peut-être, devant l’invraisemblance. Car il faut bien l’avouer, le livre va dans tous les sens, se déborde sans cesse, se moque de lui-même, s’abolit, puis se reprend, dans une forme d’ivresse mi-goguenarde mi-sérieuse, qui détonne terriblement par rapport aux textes contemporains qui s’enferrent trop souvent dans le réel ou l’analyse univoque. Ici, c’est la joie de dire, d’éructer écrirait-on presque, qui prévaut, une espèce de délire de la fiction, de la jouissance de l’incongruité.

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Il est ainsi difficile et facile de dire de quoi parle, ou quel est le sujet, de La troisième main. Lançons-nous ! Le livre adopte la forme du journal d’un garçon bisontin (on a appris au détour le nom des habitants de Besançon) dont la guerre de 14 bouleverse l’existence, journal qui court de la petite enfance jusqu’au début des années 1930. Par chapitres brefs et titrés (avec plus ou moins de bonheur), le lecteur traverse la vie de ce gamin qui découvre la vie, se fait une éducation, phone dans le tohubohu de l’histoire, trouve l’amour et le perd, s’émancipe de lui-même tout en s’abîmant dans ses propres contradictions… jusqu’à la disparition. Découverte stupéfiante de l’aventure d’une existence, des sursauts d’une conscience, des contradictions d’une personnalité et des désordres du monde. Mais attention, tout ce processus, cette manière de flux de conscience décalé, est porté par une anomalie, une aberration. 

Ainsi, blessé par un éclat d’obus alors qu’il fait une course à bicyclette, le héros du livre est atrocement blessé. Sauvé par une espèce de savant fou ogresque et pervers, il découvre que celui-ci lui a greffé une main, la fameuse troisième du titre, sur le ventre et qu’il lui faut désormais vivre avec cette chose intruse, autonome, résistante, « un bras quasi entier, velu comme celui d’un père » sourdant « à l’emplacement du nombril », pendant « tout le long de [sa] panse jusqu’au prélude des genoux ». Laissons la surprise de savoir à qui elle appartient et comment elle coexiste avec le narrateur car c’est l’un des suspenses réjouissants du récit… Le procédé est audacieux assurément et son invraisemblance, l’espèce d’intrusion fantastique dont il procède, donne toute sa valeur au livre, ce sentiment d’étrangeté et de bizarrerie qui ne disparait jamais et qui lui donne une énergie folle. 

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Le livre d’Arthur Dreyfus est une sorte de fable diariste qui tire, un peu à hue et à dia, dans des directions opposées, mais qui offre une liberté revigorante. 

Car, il faut le dire, on lit ce récit à la vitesse grand V, comme un page turner. Mais sans trop savoir pourquoi. Et l’indécision, le flottement enivrant qui saisit à la lecture, constituent l’une des grandes qualités d’un texte dont on ne sait jamais vraiment de quoi il parle ou quel est son objet. La troisième main se lit comme dans une transe, sans bien comprendre ce qui nous saisit. Est-ce une sorte de métaphore gigantesque, un pastiche multiforme, un essai d’autobiographie déguisé, un texte sur la guerre et l’histoire, une entreprise sérieuse ou une potacherie presque révoltante ? On ne sait pas et c’est tout le sel de ce livre atypique qui nous entraîne dans toutes les directions et dans lequel on est tantôt du côté du roman noir ou du romantisme, dans le journal de Péguy ou un roman de guerre de Remarque, ou de celui du récit philosophique, d’une nouvelle de Marcel Aymé ou d’un récit surréaliste de René Crevel. Et quel délice de s’égarer dans la multiplicité des lectures qui peuvent s’en faire, comme si tout relevait dans ce récit d’une piste, d’un potentiel que l’écrivain, mi-sérieux mi-blagueur, nous offre comme dans un jeu de combinaisons infinies. 

La troisième main, Arthur Dreyfus
Arthur Dreyfus (2023) © Hélène Bamberger

Alors oui, c’est le récit qui s’inscrit dans la tradition du monstre, de la difformité ou de l’anomalie. On y entend des références, des reprises, des jeux de miroir qui vont d’évidence du Frankenstein de Mary Shelley à L’homme qui rit d’Hugo, des figures mythiques ou des contes à des romans sur les gueules cassées (on pense, par antinomie absolue, à La chambre des officiers de Marc Dugain) ou sur l’enfermement jusqu’à la littérature érotique et licencieuse, tout en penchant souvent du côté de la farce ou de la satire… Chacun y mettra les proportions ou les orientations qu’il veut, selon son humeur ou ses goûts. Car le livre d’Arthur Dreyfus est une sorte de fable diariste qui tire, un peu à hue et à dia, dans des directions opposées, mais qui offre une liberté revigorante. 

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On est assurément face à un livre dont la forme correspond à ce qu’il affirme ou défend, même de manière troublée ou versatile, face à une sorte de fable qui accepte toutes les incongruités, tous les détours, tous les débordements.

C’est un récit qui relève assurément de la fable ; qui tantôt penche du côté de la métaphore du destin ravagé du début du XXe siècle, tantôt explore les méandres d’une psyché hantée par des fantasmes effarants, tantôt se fait fable sociale et tantôt éducation sentimentale… Bref, c’est une espèce de melting pot assez étonnant. Et s’y entendent les obsessions d’un écrivain qui jusqu’ici peinait (c’est peu de le dire) à nous convaincre. Car en effet on sait l’appétence presque nauséeuse d’Arthur Dreyfus pour la forme diariste comme en témoignent ses échange avec Dominique Fernandez (2016) ou son assez fastidieux Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui (2021), son goût pour le témoignage ou les liens qui unissent fiction et histoire comme dans son premier livre, La synthèse du camphre (2010), et dans Belle famille (2012), ou pour l’exploration de la sexualité comme dans son Journal... ou Histoire de ma sexualité (2014), probablement son texte le plus intéressant, jusqu’à la magie qui l’a passionné. C’est dire que La troisième main brasse tous ces enjeux en une sorte de kaléidoscope littéraire assez fascinant, comme si, soudain, l’écrivain était pris d’une lucidité qui s’incarne dans une liberté formelle et une sorte de merveilleux désordre. 

Le livre est porté par une voix (à laquelle on pardonne même ses tocs ou ses afféteries nombreuses et parfois poussives), une liberté de la voix intérieure. Et l’écrivain s’intéresse – qui inscrit dans ce mouvement-là toutes les questions, toutes les formes, toutes les tonalités – à une sorte d’éducation intérieure, l’expression virulente d’un désaccord avec le réel ou le monde, une sorte de revendication d’une fantaisie résistante. Tout est porté dans ce livre par la manière dont une individualité, abordée ici sous une forme excessive, difforme et fantastique, se cherche, s’éprouve, se transforme. On est assurément face à un livre dont la forme correspond à ce qu’il affirme ou défend, même de manière troublée ou versatile, face à une sorte de fable qui accepte toutes les incongruités, tous les détours, tous les débordements. On y goûte un grand mélange assez jouissif et souvent provocateur, une littérature qui assume sa plasticité extrême et sa fantaisie naturelle. Tout cela en agacera plus d’un, et nous-même nous ne sommes pas toujours sûr de savoir pourquoi, ce qui porte dans ce récit étrangement paradoxal, dissonant, pourquoi et comment on le lit avec une espèce de joie rare et si l’on a raison de se laisser ainsi faire. On se trouve face à un canard boiteux magnifique, acceptons-le.